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Images de l’amour



L’enchantement amoureux est analysé par les auteurs des XIIè et XIIIè siècles grâce à des images dont nous voudrions étudier la pertinence et l’efficacité.

Le point de départ des analyses est l’émotion qui submerge l’individu amoureux avec cette intensité que suggère la comparaison imaginée par Bernard de Ventadour dans son poème « Quand je vois l’alouette… » : comme l’alouette dans la chaleur et la lumière du soleil est amenée à l’extase, l’amoureux baigné par l’amour de l’autre éprouve une volupté indicible, la joie, but idéal de la vie pour les troubadours.

Cette irruption de l’émotion chez l’amoureux vient de la vue de l’autre et de l’échange de regards qui se produit alors. Il est tout à fait remarquable que cet échange est analysé comme comprenant à la fois le fait de se regarder dans le miroir que sont les yeux de l’autre et le fait de se saisir de l’image de l’autre pour la mettre en lieu sûr au fond de son cœur.

  

  1. Le miroir des yeux

Se mirer dans les yeux de l’autre est original. Alors que depuis saint Augustin aimer c’est regarder tous les deux dans la même direction, c’est-à-dire avoir un projet commun, les poètes du xiie siècle, lisant et relisant le mythe de Narcisse, disent qu’aimer c’est regarder l’image de soi favorable que l’on découvre dans le regard de l’autre.

La réflexion sur l’amour peut alors s’approfondir et rendre compte des comportements réels des amants. En effet, si aimer c’est vouloir le bien de l’autre, si c’est se mettre au service de l’autre, comment expliquer qu’une personne rejetée n’en conclut pas que l’autre a à l’évidence trouvé son bonheur ailleurs, donc, que pour mettre en acte l’amour qu’on lui porte il faut l’aider à être le plus heureux possible même loin de soi ? Pourquoi voit-on, au contraire, trop souvent, la personne rejetée chercher à détruire l’ancien partenaire ? Le crime amoureux, les « je l’aimais, c’est pour cela que je l’ai tué(e) », sont totalement incompréhensibles avec un schéma d’explication altruiste.

Tandis que l’image du miroir est très productive. On s’est vu dans les yeux de l’autre, et quand l’autre nous renvoie une image positive on reste auprès de lui. Il est tellement rare d’être rassuré sur soi dans la vie sociale, à plus forte raison d’être flatté, qu’il est très agréable de vivre auprès de qui vous signifie, à chaque fois que vous le regardez, que vous êtes quelqu’un de bien, d’intéressant, d’important, qui compte. « Je l’aime » revient alors purement et simplement à : je suis heureux avec cet être qui me justifie, je ne veux pas m’en éloigner ni m’en séparer et retourner à ma solitude, je désire passer ma vie à ses côtés afin de pouvoir me réassurer continuellement en regardant cette belle image de moi dans ses yeux.

Tant que l’autre renvoie cette image favorable, l’on est « amoureux ». Cependant, si un jour cette image se ternit, si les yeux reflètent un personnage négatif, si l’on est amené à une confrontation permanente avec une dégradation de ce que l’autre voit, alors on peut soit fuir loin du miroir, éventuellement à la recherche d’un autre miroir qui renouvellerait l’enchantement, soit briser le miroir.

Les contes l’ont bien montré. La marâtre de Blanche Neige vit dans la fréquentation quotidienne de son miroir quand celui-ci lui confirme qu’elle est la plus belle. Mais quand il lui dit qu’une autre est plus belle, il n’a plus de raison d’être et elle le détruit. Quand les yeux de l’autre disent que l’on n’est plus le plus beau, que l’on n’est plus la plus belle, la tentation est grande de faire disparaître ce miroir : le crime passionnel se comprend quand on ne donne pas d’explication angélique aux comportements humains.

Pour Bernard de Ventadour, le héros de la chanson a perdu la maîtrise de soi depuis le moment où il s’est miré dans les yeux de la femme comme dans un miroir sans fond, et qu’il y est tombé comme Narcisse dans sa source (v.17-24). Et les héros romanesques répètent à qui mieux mieux la scène mythologique. Narcisse n’avait jamais trouvé un être digne de son amour jusqu’à ce qu’il voie son image et éprouve un choc inattendu devant sa propre beauté : dans les romans, le jeune homme et la jeune fille n’ont pas été intéressés par l’amour jusqu’à ce qu’un jour tous les deux se rencontrent dans un face à face où chacun renvoie à l’autre son image en miroir. Les auteurs insistent sur cette similitude des deux jeunes gens, qui frappe les spectateurs de la rencontre. Chacun se voit dans l’autre, et voit combien il est admirable. Chacun est « enchanté » par cette rencontre. Tous les deux ne peuvent que vouloir perpétuer le face à face qui seul peut les combler : dans le langage romanesque, on dira qu’ils deviennent amoureux l’un de l’autre, qu’ils s’aiment. Il en est ainsi de Cligès et de Fénice : « Mais ils étaient si beaux tous les deux, / La jeune fille et lui, / Qu’un rayon lumineux irradiait de leur beauté / Et le palais en resplendissait » (Cligès, v.2715-2718) (1).

Cette fascination est objectivée par les autres personnages qui remarquent eux aussi l’identité de perfection dans la beauté et ne peuvent que constater que la jeune fille et le jeune homme sont faits l’un pour l’autre.

De même les barons de Blanchefleur se disent en regardant Perceval assis à côté de leur dame : « Ils sont parfaitement assortis, lui à côté de notre dame, elle à côté de lui. S’ils n’avaient pas été muets tous les deux, il est si beau et elle, si belle, que jamais jeune fille et chevalier ne furent mieux assortis. Il semble que Dieu les a créés l’un pour l’autre, afin de les mettre ensemble » (Perceval, v.1860-1872).


Les héros s’attachent passionnément à l’être qui leur renvoie la meilleure image possible d’eux-mêmes.


B. Les métaphores du cœur

Les yeux renvoient à l’autre l’image que l’on a de lui, mais aussi capturent cette image afin de l’emprisonner dans le cœur.

Les auteurs du xiie siècle expliquent ainsi divers phénomènes amoureux.

À côté de la flèche ovidienne qui pénètre dans le corps par les yeux et vient blesser le cœur – rendant compte de sensations qui s’expriment encore par l’évocation de douleurs du cœur (j’ai mal au cœur, j’ai le cœur brisé, je suis blessé au fond de moi), ou de cœur qui saigne, quand le sentiment est trop violent – les auteurs imaginent plutôt que c’est en quelque sorte l’image de l’autre qui vient en soi. C’est pour cela que, même séparé de l’être aimé, l’on peut se couper de l’extérieur, se replier sur soi-même, regarder en soi et ainsi voir l’autre, se repaître de l’image de l’autre : « En mon cœur est votre image / Et nuit et jour elle y est mise et enclose » dit Durmart à la femme dont il est amoureux (Durmart le Galois, v.262-263). Mais le cœur est aussi la source de chaleur, le lieu où se « cuisent » les éléments vitaux. L’image de l’autre sera « cuite » elle aussi, transformée par son séjour dans le cœur (de même que du pain ou de l’argile n’ont plus la même apparence après passage au four). Au point que celui qui regarde cette image en lui a affaire à une représentation intérieure distincte de la réalité extérieure. La personne qui aime voit avec les « yeux du cœur » une réalité inaccessible aux autres, et la qualité de cette vision explique la force du sentiment. Les autres, ne percevant que la réalité physique extérieure, restent indifférents. Ils peuvent éventuellement admirer, voire désirer, ils ne sont pas transportés par la conviction d’être en présence d’une merveille, alors que l’amoureux voit, en lui, cette merveille. Soredamor est belle, mais de nombreux damoiseaux la croisent et aucun ne s’arrête, ébloui, comme Alexandre : le héros a été le seul à enfermer l’image de la jeune fille dans son cœur et à la transformer en celle de la femme idéale (2).

Une autre métaphore amenée par les images du cœur est celle de l’échange. L’amoureux prend le cœur de l’autre (le lui arrache parfois : Énéas, v.10185), et l’emporte avec lui, de même qu’il donne son cœur à l’autre et lui permet de l’emporter (3).

De telles expressions favorisent des jeux rhétoriques à l’infini, et les auteurs ne s’en privent pas. Le débat à ce niveau reste souvent un peu précieux et artificiel. Mais la rhétorique peut aboutir à une vraie réflexion. Le passage par les métaphores permet de mettre des mots derrière des sensations psychologiques difficilement formulables et analysables, et de parvenir par ce biais à une compréhension de plus en plus fine de la vie amoureuse. Ainsi quand les auteurs demandent ce qui peut bien se passer lorsqu’on abandonne son cœur à quelqu’un qui s’éloigne avec lui, ils créent la possibilité d’exprimer ce que ressent toute personne qui se sépare d’un être aimé, qui sent son cœur « se briser », qui a l’impression de perdre un peu de soi ou de laisser en arrière une part de soi. Et sous l’apparence intellectuelle des figures de style parfois envahissantes une réelle émotion peut naître. Quand Cligès rentre de la cour arthurienne et retrouve Fénice, les amoureux se confient ce qu’ils ont vécu pendant la séparation : Cligès a laissé son cœur à Constantinople pour être avec celui de Fénice, mais Fénice a laissé partir son propre cœur avec l’homme qu’elle aime. Où suis-je, où étais-je réellement, se demande le héros ? En Cornouailles où se trouvait mon corps, mais où j’étais totalement indifférent à tout ce qui m’entourait, et où je ne voyais rien, ne sentais rien ? Ou en Grèce, là où j’avais laissé mon cœur et où étaient demeurées mes pensées, les souvenirs qui m’émouvaient et me procuraient les émotions devenues indispensables à ma vie, celles qui sont ma vie même ? Et le tournis du jeu poursuite des cœurs rend compte du vertige qui saisit l’amoureux s’analysant (Cligès, v.5118-5174) (4).


C. La perte de soi

Ce vertige qui provoque la chute de l’alouette, cette dépossession de l’amoureux qui n’a plus de maîtrise de soi ni ne s’appartient désormais (« Depuis ce jour, je n’ai plus eu la moindre maîtrise de moi… » dit le personnage de la chanson de Bernard de Ventadour, v.17) aboutissent aux lieux communs de l’évanouissement et des réflexions sur l’étonnement du personnage devant l’étrangeté de ce qu’il vit.

Ismène, demoiselle d’honneur de la Fière, est d’abord honteuse de se voir imposer la compagnie de ce chevalier fou pour qui se fait passer Ipomédon. Mais il la sauve à plusieurs reprises et la reconnaissance aussi bien que l’admiration devant la vaillance guerrière sapent progressivement ses certitudes, insinuent en elle un sentiment qu’il lui est difficile au début d’assimiler à l’amour : comment la fille du duc de Bourgogne pourrait-elle aimer un être aussi frustre et grossier, un fou notoire ? Le classique débat intérieur qui marque le début de l’emprise de l’amour sur un personnage va servir à rappeler que ce sentiment est plus fort que tout : et Ismène qui avait peur d’être « honnie » par la compagnie du fou (Ipomédon, v.8350) se retrouve heureuse d’être assise à ses côtés (v.9094), même si elle a perdu toute capacité de se comporter raisonnablement : « Mon Dieu, dit-elle, que je suis folle ! / Comme une folle, j’apprends dans une folle école, / Fou est mon maître, folle je suis, / Comme une folle, je suis émue par un fou / Car je suis vraiment folle et lui est vraiment fou ». (v.9123-9127)

Soredamor, amenée malgré sa volonté à aimer celui vers lequel ses yeux se tournent comme d’eux-mêmes, est scandalisée de devoir admettre que la maîtrise de son corps lui échappe. Elle interprète cette impuissance comme indigne de son rang social qui lui donne une place de dirigeante : « N’aurais-je donc plus de pouvoir sur mes yeux ? Ma force me fait défaut, et je ne peux plus avoir d’estime pour moi si je ne peux les maîtriser et les faire regarder ailleurs » (Cligès, v.475-479), « Quel serait donc mon pouvoir si j’étais incapable de me dominer moi-même ! » (v.508-509)

Sone partage la même conception aristocratique de sa personne : « Comment pourrait tenir un château / Qui ne peut prendre soin de son cœur dans son propre corps ? » (Sone, v.2633-2634), et éprouve le même étonnement : « Comment un homme d’une telle qualité peut-il être aussi dépossédé de lui ? » (v.2630). Yde aussi se demande pourquoi elle agit malgré elle contre son propre intérêt : « Mon cœur est l’ennemi de mon corps, / Il ne le laisse pas reposer / Ni profiter du monde… » (v.5426-5428), et elle accuse, comme tant d’autres, son propre cœur : « Elle souffre vivement, elle se plaint constamment / De son cœur qui lui décolore le teint du visage, / Et qui raison ne veut entendre,… » (v.8635-8637). La raison de cette jeune femme orgueilleuse l’abandonne et la laisse démunie et désorientée.



Conclusion

Le langage psychologique des XIIè et XIIIè siècles est encore insuffisant pour expliquer rationnellement le phénomène amoureux, abandonnant le champ libre au langage littéraire, alors qu’aujourd’hui abondent les théories explicatives dont les raisonnements raffinés explorent les moindres méandres de la psychologie amoureuse. On en conclurait logiquement que la science contemporaine nous en dit plus sur l’Amour que le savoir médiéval. Et pourtant, l’on ne peut malgré tout s’empêcher d’avoir l’impression que la magie de l’Amour se comprend finalement mieux quand poètes et romanciers lui prêtent la magie de leurs mots pour nous en parler.


Yves Ferroul        


Notes


1- D’ailleurs Chrétien de Troyes évoque alors tout naturellement Narcisse (v.2726-2735).

2- C’est ce phénomène psychologique que Stendhal explique par la cristallisation (De l’Amour, ch.II, « De la naissance de l’amour ») et que Proust analysera minutieusement, par exemple dans le cas de Saint-Loup devenant amoureux de Rachel et transformant une prostituée banale en princesse infiniment précieuse de son cœur (Le Côté de Guermantes I, in À la Recherche du temps perdu, édition établie et annotée par P. Clarac et A. Ferré, Paris, 1954, Bibliothèque de la Pléiade, t.2, p.156-163). Cette « cuisson » intérieure explique que quelqu’un peut voir une beauté là où les autres, qui n’ont pas cette vision intérieure, ne voient que laideur : voir Ph. Ménard, Le Rire…, op.cit., p.238-239, avec les citations d’André le Chapelain  (« Souvent, aux yeux de l’amant, Amour rend belle et noble une femme laide et de basse naissance et fait que, pour lui, elle est la plus noble et la plus gracieuse de toutes. Quand un homme aime une femme d’un cœur sincère, sa beauté toujours le ravit, même si tout le monde la trouve laide et vulgaire : comparées à elle, toutes les autres femmes lui semblent privées de charmes », Traité de l’amour courtois, Introduction, traduction et notes par Cl. Buridant, Paris, 1974, p.77) et du Bel Inconnu, v.1730-1735. Voir aussi Properce, Élégies : « l’amour fait imaginer être ce qui n’existe pas » ; Lucrèce, De la Nature, « La passion trop souvent ferme les yeux aux hommes et ils attribuent à la femme aimée des mérites qu’elle n’a pas. En est-il assez de contrefaites et de laides dont on les voit faire leurs délices et dont ils ont le culte… La noire a la couleur du miel, la malpropre qui sent mauvais est une beauté négligée… », livre IV, v.1148-1162 ; Plutarque, Sur la Bonne Manière d’écouter, « celui qui aime appelle son ami s’il est blanc, fils des dieux, le noir, viril ; le camus, gentil ; l’aquilin, royal ; le pâle, rousseau… » ; cités par Jacques Ferrand, De la maladie d'amour, ou mélancolie érotique, Traité de l'essence et guérison de l'amour, Paris, 1623, p.28-30. Voir aussi Platon, Phèdre, 252d : « c’est comme une sorte d’image sainte qu’il se fabrique et qu’il orne ».

3- Déjà Abélard en 1132 écrivait à propos d’Héloïse : « la séparation des corps rendait plus grande l’union des cœurs » (« Lettre d’Abélard à un ami », Héloïse et Abélard : Lettres et vies, introduction, traduction et notes par Y. Ferroul, Paris, 1996, p.53). Voir : R. Nelli, op.cit., tome II, IV, 7 : L’échange des cœurs, p.46-59 ; R. H. Cline, « Heart and Eyes », Romance Philology 25, 1972, p.263-297 ; Begoña Aguiriano, « Le cœur dans Chrétien », Le « cuer » au Moyen Âge, Senefiance, 30, 1991, p.9-25 ; Régine Colliot, « Les états du cuer dans le Cleomadès d’Adenet le Roi », ibid., p.55-76 ; Roy Rosenstein, « Celi que del cuer voit : le don du cœur, d’Yvain à la chanson de croisade », ibid., p.363-374.

4- Dans Cléomadès, les héros souffrent de la séparation (= de la perte de leur cœur), et seraient réconfortés, dans leur solitude, s’ils avaient conscience d’avoir en garde le cœur de l’être aimé (v.3559-3568, 4013-4030, 4509-4513). Voir aussi : Jehan, v.1600-1612 ; Ille, v.4290 ; Ipomédon, v.1297-1316 ; etc.


  

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