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NAISSANCE ET ÉVOLUTION HISTORIQUE

DU SENTIMENT AMOUREUX


Définition : Le sentiment amoureux est une attirance entre deux êtres humains, amenant des échanges préférentiels voire exclusifs sur les plans affectifs et sexuels. Les deux plans sont inséparables : s'il n'y a que le plan affectif, on est dans l'amitié ; et le plan sexuel peut se vivre indépendamment de tout attachement pour autrui. Cependant, bien sûr, on n'est pas obligé de vivre déjà le plan sexuel pour que le sentiment éprouvé soit amoureux : il suffit que la possibilité en soit ouverte pour l'avenir.


Point de départ : difficulté de la démarche historique


La démarche historique a beaucoup de difficultés pour mettre à jour les indices du sentiment amoureux dans les documents qui nous ont été laissés. En fait, ce que l'on a comme renseignements concerne :

      - le cadre social du mariage,

      - la sexualité : culte de fécondité, et problèmes médicaux (fécondation et régulation des naissances, troubles de l'érection ou du désir),

L'exemple de Plutarque est éclairant. Il a eu des maîtresses et a été marié, mais quel sentiment vivait-il dans ces relations ? Par chance une anecdote nous permet d'entrevoir autre chose que les faits matériels. À des amis qui le mettaient en garde : " ta maîtresse ne t'aime pas ! ", il répondit en effet : "  - Est-ce que je demande au poisson que je mange de m'aimer ? " Il faut cette anecdote fortuite pour être renseignés sur les sentiments vécus par Plutarque dans sa relation amoureuse.


À la recherche des traces d'un sentiment


Le travail de l'historien du sentiment amoureux sera donc de rechercher les indices souvent indirects des sentiments accompagnant les comportements évoqués dans les textes, dans des domaines finalement assez variés.
      - justice : les tablettes babyloniennes, écrites dans les trois millénaires avant notre ère, fournissent un grand nombre de pièces de procédures judiciaires, et en particulier des manuels de droit avec de nombreux cas d'école. Par exemple, l'analyse des problèmes posés par les femmes abandonnant leur foyer pour un homme suggère que le phénomène était assez fréquent pour être pris en compte, et laisse imaginer un sentiment d'attirance assez fort chez ces femmes pour qu'il puisse les amener à rompre leur statut social et leurs liens familiaux.

      - médecine : des textes de consultations d'Hippocrate (Ve siècle av. J-C) ou de Galien (IIe siècle apr. J-C) montrent leur souci de ne pas confondre sentiment amoureux ou passion amoureuse d'une part, et dépression, " mélancolie ", d'autre part : les soins ne sont pas les mêmes ! On me fit venir pour examiner une dame qui ne pouvait pas dormir la nuit, était agitée, passant d'une position à l'autre. Je trouvai qu'elle n'avait pas de fièvre et la questionnai sur tous les points particuliers dont nous savons qu'ils provoquent l'insomnie… La dame était amoureuse.
      - poètes et écrivains : Ce sont eux qui ont le plus réfléchi au sentiment amoureux, et qui en ont donné les exemples les plus nombreux pour caractériser des personnages extrêmement différents. Dès le VIe siècle, la poétesse Sapho évoquait son emprise sur un être : Dès que je t'aperçois un instant, je ne peux plus articuler une parole ; mais ma langue se brise, et, sous ma peau, soudain se glisse un feu subtil ; mes yeux sont sans regard, mes oreilles bourdonnent, la sueur ruisselle de mon corps, un frisson me saisit toute ; je deviens plus verte que l'herbe, et, peu s'en faut, je me sens mourir.
      Les auteurs de théâtre analysent plus systématiquement les humains envahis par une force envoyée par les dieux, dont la brutalité fait penser à un " destin " et non à un choix réfléchi. Ainsi pour Sophocle peignant Héraclès amoureux de Déjanire, ou Euripide, Phèdre amoureuse d'Hippolyte. Mais la violence de l'émotion n'est pas le propre des personnages tragiques : Théocrite (IIIe s. av. J-C) montre Simaitha qui croise Delphis revenant du gymnase et est bouleversée à la vue du corps sortant du bain et huilé de l'athlète : " je le vis ; et aussitôt, quel délire me saisit, quel coup m'assaillit et me blessa le cœur ! Je perdis mes belles couleurs… "

      Les romanciers de l'époque hellénistique estiment nécessaire de parler des amours de leurs personnages. Longus (IIe s. apr. J-C) raconte que, après avoir vu Daphnis se baigner et avoir admiré sa beauté, Chloé n'a plus envie de rien, ne veut plus manger, ne trouve plus le sommeil, rit et pleure tour à tour sans raison, pâlit et rougit brusquement…
      - philosophes : les philosophes grecs vont curieusement valoriser le sentiment amoureux, alors qu'à d'autres époques le comportement irrationnel qui en découle est considéré comme " anti-philosophique ". Pour eux, se méfier de quelqu'un qui est amoureux, sous prétexte que la passion rend irrationnel ou insensé, est absurde. Socrate le répétera au jeune Phèdre : " En effet, parmi nos biens, les plus grands sont ceux qui nous viennent par l'intermédiaire de la passion… Les dieux ont voulu le suprême bonheur de ceux à qui ils en ont fait don… " De plus, pour ces philosophes, l'exaltation qui accompagne l'amour décuple les capacités de l'individu : il devient infatigable dans la poursuite de son objectif, met en œuvre une activité inépuisable, se sert de toutes les ressources de sa ruse, de son intelligence, de ses facultés d'invention. L'amour pousse les femmes et les hommes à se dépasser sur tous les plans, tous les philosophes en sont d'accord.

En somme le monde grec est partagé entre méfiance pour la force éventuellement subversive du sentiment amoureux (en 514, Harmodios tue Hipparque, le tyran qui lui avait pris son amant, Aristogiton, et provoque un changement de régime politique), et fascination des imaginaires pour un sentiment aussi exaltant.


Les Romains


C'est l'amitié que les Romains estiment le plus noble des sentiments pour l'homme moral. Le Grec Aristote en avait établi la théorie comme " affection payée de retour " entre deux hommes qu'unit une communauté de sentiments. Cicéron en explorera toutes les composantes dans son traité qui la prend pour objet, et il affirme : " À part la sagesse, je ne crois pas que les dieux immortels aient rien donné de meilleur à l'homme ".

Mais si l'amitié d'un homme pour un autre homme peut être source de grandeur morale, il n'en est pas de même du sentiment que l'on peut éprouver pour une femme. Plutarque, grec de l'Empire romain, est explicite : " J'affirme que ce que vous ressentez quand vous vous attachez à des femmes ou à des jeunes filles, ce n'est pas de l'amour. De même la mouche n'est pas amoureuse du lait, ni les abeilles de leurs rayons de miel ; de même les nourrisseurs et les cuisiniers n'ont pas d'affection pour les veaux et pour les volailles qu'ils engraissent. " Étant donné la condition sociale des femmes dans cette société, elles ne peuvent pas être pour les hommes des partenaires à égalité : on les consomme, si on aime cela, mais c'est tout.

Ovide dans son Art d'aimer est dans le même esprit, puisqu'il présente la conquête comme un jeu de chasseur qui pimente une activité qui reste pour beaucoup une simple soumission à un impératif physiologique et hygiénique. Ovide répond à la question de savoir comment rendre amusante, éventuellement excitante, une union qu'un chef de clan peut obtenir sans problème de tous ses esclaves et de tous ses subordonnés, ce qui amène vite l'ennui. Mais le sentiment n'a aucune place dans ce divertissement de désœuvrés un peu snobs. Pétrone, dans son Satyricon, parle du désir sexuel, qui peut amener l'attachement sensuel, mais toujours pas du sentiment amoureux pour une autre personne.
Pourtant l'amour existe dans le monde des Romains. Virgile peindra les formes que prendra le sentiment amoureux de Didon pour Énée, de sa naissance à son épanouissement, mais il ne pourra éviter de lui donner le caractère excessif de la passion, ce qui caricaturera quelque peu sa présentation de l'héroïne. Peut-être faut-il plutôt aller lire entre les lignes des livres historiques, et essayer par exemple de saisir ce qui se vit entre l'empereur Hadrien et son favori Antinoüs, pour se trouver devant un amour humain profond et riche.


La Bible


La Bible raconte l'histoire de nombreux couples, mais centrés sur la reproduction, la descendance. Le mariage d'amour existe, comme celui de Samson et d'une fille de Philistins, mais un tel mariage amène de cruels déboires, une séparation rapide, et même la mort de la femme (Juges 14, 1-3).

Quant à la passion, elle asservit l'homme :

      - la violence de Sichem contre Dina, fille de Jacob, est vengée dans un bain de sang par les fils de Jacob (Genèse 34) ;
      - l'amour de Samson pour Dalila (Il s'éprit d'une femme qui se nommait Dalila, Juges 16,4) l'amène à céder à ses harcèlements perpétuels, à divulguer sa consécration à Dieu, à perdre sa virilité, à mourir ;

      - la passion de Amnon, fils de David, pour sa demi-sœur Tamar le dégrade, l'entraîne à la ruse, au viol, au dégoût de soi et à la haine ; jusqu'à la mort, assassiné (2 Samuel 13,1-38) ;

      - la passion de David pour Bethsabée (David aperçut de la terrasse une femme qui se baignait, et cette femme était très belle, 2 Samuel 11) amène l'adultère du roi, la mort d'Urie, le mari de Bethsabée, trop fidèle aux prescriptions de sa religion, et la mort de l'enfant ;

      - sans parler des cas limites que sont les amours de Lot et de ses filles ainsi que les cas de renaissance de la prostitution sacrée.


En revanche l'amitié, elle, est positive, et les Proverbes comme l'Ecclésiastique affirment qu'elle est le plus précieux des biens, et donnent des conseils pour la vivre au mieux.

La plus connue des amitiés de l'Ancien Testament est celle de David et Jonathan, dont le caractère exemplaire suscitera de nombreuses œuvres chargées d'émotion, tel le planctus écrit par Abélard au XIIe siècle. La composante sexuelle de cette amitié, explicitée par les reproches de Saül à son fils (Fils d'une dévoyée ! Ne sais-tu pas que tu es l'associé du fils de Jessé à ta honte et à la honte de la nudité de ta mère ? 1 Samuel 20,30) n'est pendant des siècles absolument pas un obstacle à l'admiration pour la qualité du lien qui unit ces deux hommes. Et il est vrai qu'elle s'exprime admirablement : " Jonathan aimait David de toute son âme " (20,17), " J'ai le cœur serré à cause de ta mort, mon frère Jonathan. Tu m'étais délicieusement cher, ton amitié m'était plus merveilleuse que l'amour des femmes " (2 Samuel 1, 26).

Dans le Nouveau Testament, Jésus a des amis, Lazare, Jean, Marthe et Marie. Notamment, il semble ne pas avoir traité les apôtres exactement tous de la même façon, puisque Jean est appelé " le disciple que Jésus aimait ". Mais, par ailleurs, Jésus est celui qui a énoncé le : Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis dans son cœur l'adultère avec elle, que le pape Jean-Paul II a commenté ainsi : " On pense spontanément qu'il s'agit de la femme d'un autre et donc d'une infidélité… Mais le Christ dit 'une femme' quelle qu'elle soit, qui devient alors pour l'homme l'objet de l'assouvissement de son 'besoin' sexuel. Même s'il s'agit de sa propre femme, un tel regard de l'homme, utilitariste, la réduit à l'état de l'objet de son propre instinct " (Audience publique du 8 octobre 1980). Si tout désir est assouvissement d'un besoin, il n'y a aucune place pour le sentiment amoureux dans ce type de pensée.


Les Pères de l'Église


      Les premiers " théologiens " de l'Église vont à la fois reconnaître le sentiment amoureux, voire le vivre, et, devenus responsables de communautés, lui dénier toute valeur dans le progrès moral vers Dieu.

L'exemple de la vie de saint Augustin (354-430) est particulièrement éclairant. Adolescent, le futur évêque a vécu des amitiés passionnées : " Aimer et être aimé m'agréait davantage, si dans l'amour je jouissais aussi du corps. La veine de l'amitié était donc par moi infectée des souillures de la convoitise et sa blancheur ternie des nuages infernaux de la passion. " (Confessions, III). Plus tard, jeune homme, il a aimé une femme qui a été sa concubine pendant douze ans et il parle du concubinage comme d'un " pacte d'amour passionnel " (IV), qu'il a vécu dans la fidélité. Augustin a donc bien connu le sentiment amoureux. Pourtant, une fois évêque, il se méfiera de l'amour qui ne peut que détourner de Dieu, et de la femme, qui provoque ce sentiment. Il finira par ne trouver qu'un rôle utilitaire à la présence de la femme : réfléchissant sur la Genèse, il considère que le texte pose une énigme. En effet, ce livre raconte que Dieu a créé la femme afin de donner à l'homme " une aide qui lui soit assortie ", ce qui n'a pas vraiment de sens pour l'évêque :

Je ne vois pas en vue de quelle aide la femme fut créée pour l'homme, sinon dans un but de procréation. Si la femme n'a pas été donnée à l'homme dans le but d'engendrer des enfants, alors pour quelle aide ? Pour qu'ils travaillent la terre ensemble ? Si l'homme avait eu besoin d'un soutien pour cela, le concours d'un autre homme lui eût été plus utile ! On peut dire la même chose du réconfort dans la solitude. Combien plus agréable est la cohabitation de deux amis comparée à celle d'un homme et d'une femme !


Un autre père, Clément d'Alexandrie (150-216), trouvera des motifs à cette volonté divine :


Les maladies physiques surtout montrent la nécessité (de l'aide féminine) ; car les soins d'une femme et sa constante assistance paraissent surpasser le dévouement assidu que l'on peut attendre des autres familiers et amis, dans toute la mesure où une femme s'attache, plus que n'importe qui, à se distinguer par la sympathie et à soutenir de sa présence ; et, en fait, elle est selon l'Écriture " une aide " nécessaire... Le mariage est un secours aussi pour ceux qui sont avancés en âge, puisqu'il leur assure l'épouse qui prend soin d'eux.

La femme ne peut pas être une aide pour le travail ou pour l'amitié, mais comme garde-malade dans les vieux jours on peut compter sur elle…


Au IVe siècle, Saint Basile (329-379), écrivant pour des religieux, constate que leur vie à l'écart des femmes ne les met pas à l'abri de l'amour : " Il arrive souvent chez les jeunes gens que, même s'ils exercent une rigoureuse ascèse, l'éclat brillant de leur âge éveille par son épanouissement le désir de ceux qui les entourent " (Sermo asceticus, 323 in PG 32, 880). Il conseille donc à ces hommes qui ont prononcé des vœux : " ne vous asseyez pas près de lui... Quand il vous parle ou qu'il chante en face de vous, dirigez le regard vers le sol en lui donnant réponse... Ne vous trouvez jamais seul avec lui... ".


Les religieux du Moyen Âge



Même si ces idées négatives restent dominantes dans les siècles suivants, certains responsables religieux de premier plan vont s'insurger contre ce refus de la sensibilité et vouloir trouver une place aux sentiments dans la relation humaine, y compris pour des moines.

Anselme (1033-1109), qui a été prieur du Bec, puis archevêque de Cantorbéry, primat d'Angleterre, et enfin canonisé, est un religieux respectueux de la règle du célibat mais favorable aux amitiés passionnées. Lui-même en éprouve et l'écrit : " Frère Anselme à Dom Gilbert, frère, ami, amant bien aimé… Doux à mon cœur, ô le plus doux des amis, sont les dons de ta douceur, mais ils ne réussissent pas à consoler mon cœur désolé de ton absence parce que ton amour lui manque… " (Épitre1, 75). Il écrivait à ses anciens moines : " Ne croyez jamais avoir assez d'amis… Unissez-les à vous par le lien d'une affection fraternelle ".

Comme saint Anselme avait une personnalité très attachante, il eut une très grande influence, renforcée par l'importance des fonctions ecclésiastiques qui lui ont été confiées.

Aelred (1110-1167) a été de quatorze à vingt-quatre ans page et sénéchal à la cour du roi d'Écosse, avant de devenir moine. Père abbé à trente deux ans, il dirigera l'abbaye de Rievaux, et sera canonisé. La qualité de sa vie spirituelle a amené saint Bernard à lui demander de rédiger un traité sur L'Amitié spirituelle. Aelred fait de l'amitié et de l'amour humain le fondement de la vie monastique, un moyen d'approcher de l'amour divin. Pour lui, vouloir vivre sans aimer ni être aimé de personne " n'est pas tant d'un homme que d'une bête ". Page, il a eu des amitiés et des relations homosexuelles : " quand j'allais encore à l'école et que la grâce de mes compagnons faisait sur moi une vive impression (…) mon âme s'est rendue à la puissance de l'amour. Rien ne me parut plus doux, plus agréable et salutaire, que d'aimer et d'être aimé ". Pour être religieux, il renonça, après une période très difficile, aux relations sexuelles. Mais il resta un fervent défenseur de l'amitié amoureuse : " n'y a-t-il pas un avant-goût de la béatitude à aimer et à être aimé de la sorte ? " Saint Aelred s'appuyait sur l'exemple de Jésus et de Jean pour fonder ses conseils : " De peur que l'amour (entre hommes) ne paraisse inconvenant à tel ou tel, Jésus lui-même l'a transfiguré de son propre amour : car il a permis à un seul et non pas à tous de reposer sur son sein en signe de l'amour tout particulier qu'il lui portait " (Le Miroir de la charité). Lui-même a aimé, chastement, des moines, a ressenti la jalousie. Il a reconnu l'importance de la sexualité pour les laïcs : " les relations charnelles sont une source de joie pour les amants ".

Les XIe et XIIe siècles sont ainsi caractérisés par une réflexion religieuse qui donne une place privilégiée au sentiment amoureux, lui reconnaît une importance primordiale dans la compréhension de l'amour de Dieu, en fait une étape indispensable à l'approfondissement de cet amour. Les religieux cautionnent donc l'idée que l'amour est fondamental dans la vie humaine : ils ouvrent la route aux troubadours de l'amour courtois.


L'Amour Courtois


Pourtant les traités théoriques sur l'amour restent marqués par le pessimisme hérité de l'Antiquité.
Ainsi, vers 1185, le Traité de l'Amour d'André le Chapelain, au chapitre III, énumère les raisons de condamner l'amour :

La troisième raison incite tous les hommes à fuir l'amour : c'est que cette passion détourne l'un de l'autre ceux qu'unit l'amitié, fait surgir entre les hommes des haines funestes et les pousse à l'homicide ou à bien d'autres crimes. Car nous pouvons être attachés à quelqu'un par une affection ou une amitié profonde, mais si nous découvrons qu'il est pris d'une violente passion pour notre femme, notre fille ou un proche, nous commençons aussitôt à être animés à son égard d'une jalousie haineuse ou à en concevoir une rage fielleuse. Quant à celui qui néglige les devoirs de l'amitié pour se soumettre aux exigences de la chair, on estimera qu'il ne vit que pour soi : tout homme doit donc le repousser comme un ennemi du genre humain et le fuir comme une bête venimeuse.

Au début du XIIIe siècle, le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris, par l'intermédiaire du discours de Raison, affirme de son côté : " Un homme qui aime ne peut faire le bien, ni se consacrer à rien d'utile dans le monde " (v.3042-3).

Mais ces réticences de clercs nourris de culture antique ne sont rien à côté des œuvres des poètes - troubadours et trouvères - et des romanciers qui exaltent le sentiment amoureux et le valorisent, affirmant qu'il permet le progrès moral. Les histoires des chansons et des romans donnent une multitude d'exemples de femmes traitées par des hommes en amies et en dames, en compagnes et en amantes, et, par là, leur permettant de se dépasser dans une quête de perfection fondée sur la qualité toujours approfondie du sentiment amoureux. Certaines de ces créations romanesques deviennent d'ailleurs des types idéaux qui traversent les siècles, comme Tristan et Yseut, Lancelot et Guenièvre, Perceval et Blanchefleur. Des personnes réelles vivront la même intensité de sentiments, tels Abélard et Héloïse. Abélard se souvient : " Je vis en elle tout ce qui séduit habituellement les amants ", et se retrouve " enflammé par l'amour de cette toute jeune fille ". Elle lui rappelle " je t'ai toujours, aux yeux de tous, aimé d'un amour sans limite ", et confie à son époux dont elle est maintenant séparée depuis seize ans au moins, à la suite de leur commune entrée au couvent :

D'autant que ces voluptés chères aux amants que nous avons goûtées ensemble me furent douces et que je ne peux ni les détester, ni les chasser de ma mémoire. Où que je me tourne, elles s'imposent à mes yeux avec les désirs qui les accompagnent. Même quand je dors elles ne m'épargnent pas leurs illusions. En pleine solennité de la messe, lorsque la prière doit être plus pure, les représentations obscènes de ces voluptés captivent totalement mon âme si bien que je m'abandonne plus à ces turpitudes qu'à la prière. Alors que je devrais gémir des fautes commises, je soupire plutôt après les plaisirs perdus. Non seulement les actes réalisés, mais aussi les lieux et les moments où je les ai vécus avec toi sont à ce point fixés dans mon esprit que je refais tout avec toi dans les mêmes circonstances, et même dans mon sommeil ils ne me laissent pas en paix. Souvent les pensées de mon cœur peuvent être comprises aux mouvements de mon corps, des mots m'échappent malgré moi. (…) Mais ces aiguillons de la chair, ces embrasements de la luxure, l'ardeur juvénile de mon âge et l'expérience des plus agréables voluptés les accroissaient beaucoup, leur assaut était d'autant plus fort qu'ils me trouvaient plus faible. (Abélard et Héloïse, Lettres et vies, Garnier-Flammarion, p.123-124)


L'Époque Moderne


Depuis la Renaissance, les mentalités n'ont pas fondamentalement changé à propos des relations entre les hommes et les femmes. Et, comme dans l'Antiquité, les sociétés modernes ne considèrent pas la femme comme l'égale de l'homme et ont donc tendance à accorder plus de valeur à l'amitié qu'à l'amour.

L'amour continue à passer pour un comportement asocial, une sorte de défi jeté au groupe. L'exclusive qu'il génère continue d'être fustigée par les censeurs, prompts à dénoncer l'égoïsme des amoureux et à célébrer les antiques vertus de l'amitié, auxquelles l'amour porte atteinte. Au siècle des Lumières, on répète encore : " L'amour ne messied pas aux filles (= donc, leur convient bien), mais il est ridicule chez les femmes et éloigne leurs amis : ... les autres, s'ils ne sont écartés, voient changer les manières à leur égard... et plus leur amitié est délicate, noble et fondée sur l'estime, plus ils sont touchés de se voir ôter ce qu'ils méritent... " (abbé Girard, 1737).

Pourtant le XVIIIe siècle verra le langage de l'amitié s'affadir inexorablement, et le vocabulaire de l'amour au contraire s'enrichir toujours davantage. Les Romantiques vont chanter l'amour et négliger l'amitié.

Le XIXe siècle est une période complexe. Longtemps l'idée reçue a été que la généralisation du mariage d'argent, férocement décrit par Zola, par exemple (Pot-Bouille), a éliminé les sentiments de la vie conjugale, au profit des amants et des maîtresses. Mais les historiens actuels soulignent que, dans la bourgeoisie, il y a autant de partisans du sentiment amoureux dans le mariage que de partisans de son refus. C'est pourquoi la sexualité, qui exprime la vie de ce sentiment, sera parfois rejetée : " une femme ne recherche pas pour elle ce genre de gratification ", affirme le Dr Garnier. Le Dr Acton vante dans le même esprit les mérites d'une patiente : " Cette femme est le modèle le plus parfait de la femme d'intérieur et de la mère anglaise, pleine d'attentions délicates, prête à tout sacrifice raisonnable et tellement pure de cœur que tout désir sexuel lui était inconnu, et qu'elle éprouvait plutôt une répulsion à cet égard ". Pour le Dr Moreau, " une femme frigide conçoit plus aisément, car elle retient mieux la semence qu'une épouse en délire " ! De telles remarques ont solidement fondé l'idée que le XIXe siècle a brimé la sexualité féminine. Pourtant, il y a au moins autant d'écrits, avec de multiples ouvrages atteignant 100 à 120 éditions en une vingtaine d'années, pour défendre la thèse inverse : " Que le mari se comporte sexuellement avec son épouse comme il le fait avec sa maîtresse " reste une injonction fort ambiguë (Dr Caufeynon, 1907). Mais Droz suggère comme idéal " des époux qui seraient aussi des amants ", redonnant au désir amoureux et aux sentiments une place dans le couple conjugal. Pour le Dr Montalban, il faut même " encourager les maris à donner du plaisir à leurs femmes et à rechercher l'orgasme simultané ".

Aujourd'hui, au début du XXIe siècle, la majorité de nos concitoyens estime qu'une vie réussie comprend nécessairement une vie affective de qualité : le sentiment amoureux est pour eux une composante naturelle d'une vie humaine pleine. Et ce sentiment amoureux se nourrit spontanément d'une sexualité partagée, dans un couple qui se donne un projet de vie commune complexe : insertion et relations sociales, activité professionnelle, affectivité, sexualité, élevage et éducation des enfants, gestion d'un patrimoine coexistent pour la première fois dans l'Histoire comme projet général d'un large groupe humain. La famille, " cellule de base de la société ", a toujours eu à jouer un rôle social d'ancrage des individus dans le groupe d'ensemble, un rôle économique d'activité professionnelle et de gestion des biens communs, ainsi qu'un rôle de mise au monde des enfants. Mais la " bourgeoisie " et l'aristocratie ont le plus souvent confié à d'autres le soin des enfants ; la vie affective se vivait au hasard des rencontres, à l'intérieur comme à l'extérieur de la famille, de même que la vie sexuelle. D'ailleurs, certains esprits ne sont toujours pas habitués au changement et ne parviennent pas à vivre leur sexualité avec " la mère de leurs enfants " !


Il faut atténuer l'optimisme de cette vision de la modernité, car un groupe reste résolument à l'écart d'un tel projet de couple : les catholiques. Leur Catéchisme officiel de 1992 présente la sexualité comme recherche de la chasteté définie en tant que " intégration réussie de la sexualité dans la personne ", ce qui n'est pas le sens commun mais peut s'accepter. Cependant le problème est que la chasteté est dite s'épanouir " dans l'amitié " (§2347), " notamment dans l'amitié pour le prochain " : comme en plus le prochain comprend les ennemis, d'après Jésus, on est là à mille lieux du sentiment amoureux, sentiment électif, adressé à une seule personne pour laquelle on éprouve quelque chose qui la met à part de toutes les autres. Finalement le " aimez-vous les uns les autres " ne laisse pas place, dans les textes officiels, au sentiment inter personnel, toujours soupçonné de risquer de se développer au détriment de l'amour de Dieu.


Si le sentiment amoureux semble avoir toujours existé, si notre époque lui donne majoritairement une place inédite dans l'accomplissement humain, les courants qui le dévalorisent sont aussi toujours présents, des philosophes stoïciens de l'Antiquité aux moralistes catholiques de tous les temps et d'aujourd'hui.



Yves Ferroul, Paris, 2007

  

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