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L’homosexualité chez Proust


I- L’homosexualité au temps de Proust


      1. Une situation nouvelle


Dans toutes les sociétés, l’homosexualité a toujours été présente : si le fait est bien connu quand il s’agit de l’Antiquité grecque ou romaine, il l’est moins pour la Bible. Or l’amour de David et de Jonathan est bien homosexuel, et ne peut être interprété comme une simple amitié : Saül, le père de Jonathan, ne s’y était pas trompé, qui le traite de « fils d’une dévoyée ! Ne sais-je pas que tu es « l’associé » du fils de Jessé (= David) à ta honte et à la honte du sexe de ta mère ? » (1 Samuel, 20, 30). À la mort de Jonathan, David chante une complainte en l’honneur de celui qui lui était « délicieusement cher », et pour qui il éprouvait un sentiment « plus merveilleux que l’amour des femmes » (2 Samuel, 1, 26). Or David ne se voit nulle part reprocher cet amour, qui est au contraire peint de manière positive.

L’homosexualité est présente dans la vie de saint Augustin (354-430), où elle a fait partie de ses expériences adolescentes, tout naturellement (Les Confessions, livre IV), comme quelques siècles plus tard elle s’inscrira dans la vie de page de cour de saint Aelred de Rievaulx (1110-1167), avant son engagement monastique (De institutione inclusarum ; Le Miroir de charité).

Saint Basile (329-379) trouve naturel l’attrait érotique d’un homme pour d’autres hommes : « Il arrive souvent chez les jeunes gens que, même s’ils exercent une rigoureuse ascèse, l’éclat brillant de leur âge éveille par son épanouissement le désir de ceux qui les entourent » (Sermo asceticus, 323; cf. PG, 32, 880). Mais, s’adressant à des moines, il leur donne de nombreux conseils pour ne pas succomber à cet attrait et, ainsi, respecter leur vœu de chasteté.

Chez les grands de la société française, on peut citer, dans une liste superficielle, Richard Coeur de Lion, Henri III et ses « mignons », Montaigne, le duc de La Rochefoucauld, ou encore Monsieur, le frère de Louis XIV, marié à la princesse Palatine.

Une telle constance de la présence des homosexuels, et de leur visibilité, amène à constater que, avant 1850, « sans être reconnue, l’homosexualité était admise ».

Et un fait indéniable, totalement oublié de notre conscience contemporaine, est que les homosexuels, convaincus comme tout le monde du caractère naturel de leur penchant, n’éprouvaient aucun complexe : comme le constate Dominique Fernandez, avant 1850 il n’existe « aucun texte qui nous parle de la honte d’être exclu, en marge, aucun texte qui respire la culpabilité et l’angoisse de se sentir à part » (Le Rapt de Ganymède, p. 227).

      2. En Europe, des lois variées

En France, depuis 1791, et dans le texte repris par le code Napoléon de 1810, la sexualité privée entre adultes consentants n’est plus concernée par la loi. Les conquêtes napoléoniennes en étendent l’application à la Belgique, la Hollande, le Portugal et l’Espagne, l’Italie.

En Grande-Bretagne, la peine de mort pour homosexualité est toujours en vigueur au début du siècle : de 1800 à 1834, il y aura quatre-vingts pendaisons pour sodomie. C’est seulement en 1861 que la peine de mort est abolie pour l’homosexualité, transformée en travaux forcés (de dix ans à la perpétuité). La décriminalisation de l’homosexualité n’interviendra qu’en 1967 (deux ans de prison).

La Russie, la Prusse, l’Autriche vont supprimer la peine de mort pour homosexualité en 1833.
Donc, en 1861, l’Angleterre est le seul pays européen à réprimer les actes sexuels privés entre deux hommes (masturbation mutuelle, fellation ou pénétration).

Mais, en 1879, aux États-Unis, plusieurs États mettent la sodomie, la fellation et la masturbation mutuelle au nombre des délits.

Et, en 1871, l’Allemagne adopte l’article de la loi prussienne qui punit l’homosexualité (article 175), condamnant à cinq ans de prison les actes entre adultes masculins. L’empire autrichien agit de même. Cet état de fait durera jusqu’en 1969.


      3. Les changements


En 1857, Ambroise Tardieu publie son Étude médico-légale sur les attentats aux moeurs. Il y affirme :
- que les homosexuels singent les femmes, aussi bien dans leurs accoutrements que dans leurs manières efféminées. Un homosexuel ne peut être viril ; il ne peut être qu’
une folle.

- que les homosexuels se divisent en actifs et en passifs.

- que l’homosexualité est liée nécessairement à la prostitution et à la délinquance.

Ambroise Tardieu n’imagine absolument pas un rôle à l’amitié ou à l’amour dans l’homosexualité.


L’état d’esprit de la société par rapport à l’homosexualité évolue alors : ce qui avait jusque-là été un péché devient un signe d’inadaptation médicale et psychologique, puis, progressivement, une maladie mentale à soigner.
Le temps de la honte et de la clandestinité commence.

On en arrive ainsi à la publication de Krafft-Ebing, Psychopathia sexualis, en 1886 (réédité en France jusqu’en 1931, avec les additions d’Albert Moll). L’homosexualité y est considérée comme une dégénérescence, sans que l’auteur se pose la question du recrutement de ses cas, alors qu’il n’étudie que des criminels.
Mais, chacun de son côté, deux grands chercheurs vont fissurer ces certitudes médicales. En Grande-Bretagne, Havelock Ellis publie en 1897
L’inversion sexuelle: même si le livre est saisi et détruit sur l’ordre du procureur de Londres, il fait connaître l’idée que l’homosexualité n’est pas à soigner.

En Allemagne, Magnus Hirschfeld publie en 1903 la première enquête sur l’homosexualité dans la société allemande : si 2,2 % de la population, c’est-à-dire 1,2 millions de personnes, sont homosexuels, on ne peut plus dire que l’homosexualité est marginale, ni cantonnée chez les délinquants...


      4. Les pratiques

François Carlier, chef de la brigade des mœurs à Paris, publie en 1887 La Prostitution antiphysique. Dans son ouvrage, il étudie les différents types sociaux d’homosexuels, les lieus de rencontre (clubs, restaurants, bains), les mariages et les bals travestis, la prostitution, le chantage, les pratiques masochistes, la passion de la musique. Cet ouvrage expose la réalité sociale de l’homosexualité, qui est bien présente dans la société française.
L’affaire Oscar Wilde est typiquement britannique, et aurait été impossible en France. Cependant, en 1895, aucun écrivain français ne signe la pétition pour adoucir la peine à laquelle avait été condamné Wilde : ni Alphonse Daudet, ni Jules Renard, ni Anatole France, ni Edmont de Goncourt, ni Maurice Barrès, ni Pierre Louÿs, ni même Émile Zola. Alphonse Daudet se ridiculisera même en proclamant : « en tant que père de famille, je ne peux que manifester mon horreur et mon indignation » au moment même où son fils Léon devenait l’intime de Proust.

André Gide découvre en 1893 la Tunisie, et publie en 1920 Si le Grain ne meurt, et en 1924 Corydon. Il place donc l’homosexualité dans le domaine littéraire et non plus simplement médical, psychiatrique ou psychanalytique.

II-
La Recherche et l’homosexualité


      1. Particularités de Proust

- homosexuel lui même, il écrit sur l’homosexualité et certains personnages importants de son roman sont des homosexuels. Mais jamais il ne reconnaîtra son homosexualité, à la manière d’un Gide par exemple.
- dans son oeuvre, l’homosexualité féminine est mise sur le même plan que l’homosexualité masculine, alors qu’il n’en est pas de même dans les lois, en médecine, etc.

- pour lui l’homosexualité est un enfer, une dépravation vouée obligatoirement à l’humiliation morale et physique, au contraire d’un Gide qui dépeint une « pédophilie juvénile et souriante ».


      2. La peinture de l’homosexuel

Dans Sodome et Gomorrhe I, Proust étudie les caractéristiques des homosexuels et de l’homosexualité à son époque.
      L’homosexuel est pareil aux autres hommes en apparence seulement car, si son idéal est viril, son tempérament est féminin.

      Il pèse sur lui une malédiction car « son désir, ce qui fait pour toute créature la plus grande douceur de vivre » est « punissable et honteux », inavouable.

      Il est un être seul, sans mère, sans amis.

      Pour lui l’amour est quasi impossible, se réduisant aux relations tarifées, achetées.

      Sa situation sociale est instable, puisqu’elle peut basculer à la découverte de son homosexualité.

      Il a tendance à chercher à démasquer ses semblables, pour s’excuser lui-même.

      Curieusement, constate Proust, l’homosexualité répugne plus que certains vices comme le vol, la cruauté, la mauvaise foi, alors qu’elle peut « s’accompagner de hautes qualités morales ».

      Certains homosexuels se regroupent, d’autres restent solitaires, mais ils risquent d’être plus efféminés.


Finalement, Proust n’échappe pas toujours aux clichés de ses contemporains, aux a priori de son époque, même s’il compense cette faiblesse par le sérieux de sa réflexion et de son argumentation.


      3. Intérêt littéraire de la représentation de l’homosexualité et des homosexuels


a- le dévoilement du monde : à propos du personnage de Charlus, le narrateur du roman explique comment le fait de connaître à présent son homosexualité lui permet de voir ce qu’il ne voyait pas auparavant et de comprendre ce qui lui était incompréhensible : « non seulement les contrastes de son visage, de sa voix, mais rétrospectivement les hauts et les bas eux-mêmes de ses relations avec moi, tout ce qui avait paru jusque-là incohérent à mon esprit, devenait intelligible, se montrait évident » (Sodome et Gomorrhe, 614). Si l’on n’a pas l’homosexualité comme clé de déchiffrement, une grande partie du monde demeure fermée, l’accès aux rouages de la société reste très limité, superficiel.


b- l’enrichissement de la peinture de l’amour: Proust multiplie les occasions d’établir des parallèles entre l’amour d’homosexuels et celui d’hétérosexuels. Cette recherche de précisions afin de faire émerger ressemblances et différences aboutit à approfondir, nuancer, complexifier la peinture des sentiments et des comportements amoureux. Ainsi la passion de M. de Charlus pour Morel est-elle présentée comme ayant joué le même rôle que celle de Saint-Loup pour Rachel, amener l’aimé(e) à accorder fort peu, puisqu’il est conforté dans son attitude par le passionné: craignant de perdre le peu qu’il a, celui-ci en arrive en effet à accorder à ce peu un prix infini, ce qui dispense l’aimé(e) de donner davantage. Se vérifiant pour des couples aussi différents, ce phénomène peut être présenté comme conforme à une règle générale (Le Temps retrouvé). Au contraire, la parade de M. de Charlus devant Jupien (Sodome et Gomorrhe, 604 et sq) servira à montrer l’originalité du comportement homosexuel, de même que l’étude du désir d’homosexuelles soulignera leur caractère plus brutal, plus violent, que celui de femmes attirées par des hommes : « Souvent, quand, dans la salle du Casino, deux jeunes filles se désiraient, il se produisait comme un phénomène lumineux, une sorte de traînée phosphorescente allant de l’une à l’autre. (…) Les yeux de la jeune femme s’étoilèrent…» (Sodome et Gomorrhe, 852). De même, dans sa réflexion sur la jalousie, qui tient une place très importante dans l’œuvre, Proust soulignera à la fois les traits universels de ce sentiment, mais aussi mettra en valeur ce qu’a de particulier pour un homme d’être jaloux d’une femme homosexuelle : « Et quelle difficulté plus grande quand il s’agit d’une souffrance comme celle-ci, celle de sentir celle qu’on aimait éprouvant du plaisir avec des êtres différents de nous, lui donnant des sensations que nous ne sommes pas capables de lui donner, ou du moins, par leur configuration, leur image, leurs façons, lui représentant tout autre chose que nous ! Ah ! qu’Albertine n’avait-elle aimé Saint-Loup ! comme il me semble que j’eusse mois souffert ! » (Albertine disparue)


c- l’exploration des limites : peindre les comportements érotiques d’homosexuels permet aussi à Proust d’aborder des sujets délicats, comme si le plus dur avait été de franchir les limites en osant parler de l’homosexualité, et, qu’après, puisqu’on en parlait, il était naturel d’aborder voyeurisme, masochisme, goût pour la canaille, perversité, etc.

Le voyeurisme tient une grande place dans le roman. Le personnage de narrateur, chargé de raconter l’histoire, se décrit souvent regardant : « Dans une maison de passe, j’avais fait venir deux petites blanchisseuses d’un quartier où allait souvent Albertine. Sous les caresses de l’une, l’autre commença tout d’un coup à faire entendre ce dont je ne pus distinguer d’abord ce que c’était, car on ne comprend jamais exactement la sensation d’un bruit original, expressif d’une sensation que nous n’éprouvons pas » (Albertine disparue). Parfois il ose en faire la demande explicitement : « Je dis à Andrée que c’eût été une grande curiosité pour moi si elle avait voulu me laisser la voir (même simplement en caresses qui ne la gênassent pas trop devant moi) faire cela avec celles des amies d’Albertine qui avaient ces goûts…» (Albertine disparue). Parfois il se retrouve involontairement en position de voyeur : «… je vis Mlle Vinteuil (…) qui probablement venait de rentrer, en face de moi, à quelques centimètres de moi… La fenêtre était entr’ouverte, la lampe était allumée, je voyais tous ses mouvements sans qu’elle me vît, mais en m’en allant j’aurais fait craquer les buissons…» (Du Côté de chez Swann, 159). L’ambiguïté de la scène est renforcée par le choix de montrer Mlle Vinteuil et l’amie qui l’a rejointe comme exhibitionnistes : « quand même on nous verrait, ce n’en est que meilleur » (161). Elles sont aussi provocantes, installant le portrait du père de Mlle Vinteuil comme pour ne lui rien faire perdre du spectacle de leurs amours (alors que de son vivant elles étaient obligées de se cacher de lui), si bien que le narrateur, se rappelant cette scène, se dit qu’elle est ce qui a forgé « l’idée que je me suis faite du sadisme » (159).

Le narrateur surprendra aussi, en étant caché volontairement ou non, les jeux de séduction de M. de Charlus, et surtout la séance masochiste où celui-ci se fait frapper violemment : «… je me glissai jusqu’à cet œil-de-bœuf, et là, enchaîné sur un lit comme Prométhée sur son rocher, recevant les coups d’un martinet en effet planté de clous que lui infligeait Maurice, je vis, déjà tout en sang, et couvert d’ecchymoses qui prouvaient que le supplice n’avait pas lieu pour la première fois, je vis devant moi M. de Charlus » (Le Temps retrouvé).
Le narrateur tirera les conclusions de ces expériences. Finalement, dans cette maison de passe où il cherche à dépasser ses limites, M. de Charlus ne trouve pas un personnel à la hauteur des exigences de sa quête : « Et (il) était à la fois désespéré et exaspéré par cet effort factice vers la perversité qui n’aboutissait qu’à révéler tant de sottise et tant d’innocence. (…) M. de Charlus fut seulement frappé combien ces saloperies se bornaient à peu de chose. Rien n’est plus limité que le plaisir et le vice. On peut vraiment, dans ce sens-là, en changeant le sens de l’expression, dire qu’on tourne toujours dans le même cercle vicieux » (
Le Temps retrouvé).


En conclusion, dans
 À la Recherche du temps perdu, Marcel Proust parle des homosexuels et de l’homosexualité afin de présenter une critique de l’ordre établi, afin de dépeindre le bouleversement des classes sociales, et aussi afin d’explorer ce qu’il y a de plus ambigu, de plus trouble dans les relations amoureuses et la sexualité. Son œuvre milite pour le refus des jugements tout faits si répandus dans la société, pour le refus du confort moral, de la fuite dans une idéalisation lénifiante. Par là-même, il nous enrichit d’une expérience humaine d’une rare qualité.


(Les références de pages sont prises à l’édition de La Pléiade)


Yves Ferroul

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