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Pour une histoire de la prostitution


Les sociétés européennes occidentales sont confrontées aujourd'hui à de multiples problèmes que pose l'existence de la prostitution. Les réseaux de recrutement à l'étranger et d'exploitation en Europe, utilisant les failles des dispositions légales qui régissent les " artistes ", sont difficilement maîtrisables. À côté des réseaux criminels internationaux, ces " mafias " appuyées sur les mouvements migratoires de réfugiés et sur des minorités ethniques, le développement d'une prostitution occasionnelle, liée à la misère économique, réclame des solutions d'un tout autre type. Enfin, l'harmonisation des législations européennes, nécessaire afin que les délinquants ne profitent pas des divergences locales, bute sur des conceptions culturellement différentes du phénomène prostitutionnel et des attitudes à adopter à son égard.

L'histoire de la prostitution peut alors se focaliser sur les données du passé qui permettraient de mieux réfléchir à la situation actuelle.

1. L'Antiquité

Aux premiers temps de notre civilisation méditerranéenne, le point de départ de la prostitution semble à la fois religieux et familial.

Dans les cultes religieux, les rites reproduisent l'action divine exemplaire. Les cultes de la déesse-amante, présents dans toutes les sociétés anciennes, ont pour rite essentiel l'union sexuelle des hommes avec les prostituées sacrées, qui sont des femmes ou des hommes - généralement castrés - au service de la déesse. Ces unions sont censées ressourcer la force génitale des fidèles masculins et cette force étendra ses effets positifs sur la fertilité des troupeaux et des sols. On trouve encore aujourd'hui des femmes " maraboutes " vivant dans des demeures qui regroupent les filles spirituelles d'un saint et s'adonnant à la prostitution sacrée. Parfois, même, toutes les femmes d'une tribu sont concernées par cette pratique qui apparaît comme une survivance de rites d'initiation sexuelle.

Dans le domaine familial, l'habitude orientale constante est d'offrir les femmes de la maison aux hôtes de passage en gage d'hospitalité.

Aux époques historiques, celles dont on a conservé les écrits, ces comportements finiront par se monnayer : les sanctuaires vont s'enrichir des sommes payées par les fidèles désirant accomplir le rite, comme les chefs de famille vont rentabiliser le prêt des femmes qui sont leur propriété. La prostitution devient une affaire d'argent. Les responsables des états, à Babylone comme dans tout le Moyen-Orient, ne laissent pas échapper cette source de revenus, et se mettent à créer leurs propres maisons de prostitution. Les prostituées se multiplient autour des temples, dans les rues, dans les tavernes.

En Grèce, à Athènes, on attribue à Solon, le père fondateur de la république, au VIè siècle, la création dans tous les quartiers de la ville d'établissements municipaux : la justification officielle était offrir aux célibataires la possibilité d'assouvir leurs désirs sans s'en prendre aux femmes mariées et aux jeunes filles des citoyens libres ! Très vite purent s'ouvrir des établissements privés, soumis à autorisation et payant des taxes, bien sûr. Les prostituées sont des esclaves, mais peuvent être des femmes libres qui ont perdu parents et tuteurs et n'ont plus de ressources. Celles qui ne sont pas en maison doivent racoler leur clientèle : les ports sont leur terrain de chasse favori et chaque arrivée de bateau voit affluer les servantes venant sélectionner les patrons ou les riches marchands pour leurs maîtresses. À Corinthe, ville extrêmement prospère, le temple d'Aphrodite compte plus de 1000 prostituées.

À Rome, tous ceux qui possèdent des esclaves n'ont pas de problèmes de partenaires puisque les fonctions sexuelles font partie de leurs obligations de service. La femme esclave est d'ailleurs exclue du champ d'application des lois sur l'adultère : son compagnon ne peut l'accuser, que son amant soit le maître ou un tiers. Par ailleurs, les lois condamnant les maîtres qui prostituent leurs esclaves seront si peu efficaces qu'elles devront être souvent reproclamées du Ier au IVè siècle, de même que les lois assimilant à l'adultère les rapports sexuels entre la maîtresse et son esclave.

Cependant la prostitution reste florissante à Rome où elle se présente sous des formes multiples : les prostituées se trouvent en maison, dans des auberges, dans des loges, ou dans la rue, devant les arcades comme devant la porte de leurs domiciles.

Très tôt, dès le IIè siècle av. J.-C., elles sont inscrites sur un registre spécial et doivent être munies d'une licence d'exercice. Civilement, elles sont frappées d'indignité. Leur condition varie, des plus miséreuses, filles d'esclaves, aux courtisanes de luxe dont les services se monnaient très cher. Leur cheptel est renouvelé par le trafic d'esclaves alimenté par les guerres et la piraterie : à Délos, 10 000 esclaves sont vendus chaque jour, et dans l'empire ce sont des dizaines de milliers d'enfants et d'adolescents qui approvisionnent chaque année les marchands de plaisir.

De leur côté, les Hébreux de la Bible instituent un monothéisme qui, par nature, va interdire les rites spécifiques aux différents dieux, notamment la prostitution sacrée. La prostitution ordinaire est interdite aux femmes du peuple hébreu, mais autorisée pour les étrangères. En fait, cette interdiction fonctionne grâce à un tour de passe-passe, car n'est pas appelée " prostituée " la femme que son père prête contre de l'argent, mais seulement la femme qui est sous l'autorité d'un homme et qui, sans son approbation, vend ou donne ses charmes. C'est le détournement du bien d'un chef de famille qui est interdit, pas le commerce sexuel, et, au Moyen-Orient, un père peut monnayer les services de sa fille dès que celle-ci a trois ans.

La Bible montre de fait que les hommes ont facilement recours aux prostituées (Genèse 38,15) alors que les livres de sagesse répètent à qui mieux mieux le conseil d'éviter celles qui vous prendront dans leurs filets pour vous dépouiller de tous vos biens. Les recommandations sont du domaine de la prudence, et non du respect des personnes, et la prostituée est un personnage bien présent dans le monde de la Bible.

Le Jésus des Évangiles aura une attitude très personnelle avec les prostituées qu'il traite amicalement, et qu'il donne en exemple de foi : " en vérité je vous le dis, les publicains et les prostituées arrivent avant vous au royaume de Dieu " (Matthieu 21,31). La prostituée est coupable d'une grave faute morale, mais elle peut être sauvée par la foi.

Par la suite, la tradition chrétienne considérera la prostitution comme un moindre mal. Les pères de l'Église en témoignent, de saint Augustin au IVe siècle qui estime qu'elle est naturelle et permet de protéger les femmes honorables et les jeunes filles du désir des hommes, jusqu'à saint Thomas d'Aquin au XIIIè siècle, qui juge qu'elle est nécessaire à la société comme les toilettes à une maison : cela sent mauvais, mais sans elle(s) c'est partout dans la maison que cela sentirait mauvais. La prostitution est d'ailleurs tellement naturelle que pour plusieurs théologiens il est préférable qu'une femme y pousse son mari plutôt que de consentir à certains rapports sexuels considérés, eux, comme non naturels.

2. Le Moyen Âge

Au Moyen Âge, les responsables de l'ordre public, municipalités, seigneurs - laïcs ou ecclésiastiques (évêques ou pape) - se mettent à organiser progressivement la prostitution, déjà à partir du XIIè siècle, et surtout à partir du XIVè siècle, et ils n'oublient pas d'en tirer un profit financier. On trouvera même des bordels possédés par des monastères ou des chapitres de chanoine. Tous considèrent toujours la prostitution comme naturelle et comme un moindre mal. En Italie du Nord, les autorités expliquent même que le recrutement de prostituées attirantes permettra de convaincre les jeunes gens de se détourner de l'homosexualité. Les villes et les bourgs ouvrent ainsi officiellement des maisons municipales de prostitution ou bien désignent les quartiers de la cité, voire les faubourgs, où la prostitution sera tolérée.

Les réglementations portent sur les restrictions aux libertés des prostituées (déplacements, fréquentations, habits) ; les jours et les heures de fermeture obligatoire des maisons ; les relations financières et autres entre les gérants de maison et leur personnel, d'une part, ou les autorités d'autre part. Souvent est précisée la nature des clients : beaucoup de maison ne peuvent théoriquement pas recevoir les hommes mariés, les prêtres et les juifs ! La tenue de la prostituée doit être distincte de celle des autres femmes afin que celles-ci ne risquent pas d'être importunées à tort. L'état d'esprit des règlements n'est donc pas de protéger les femmes prostituées contre la violence ou l'exploitation : dans une perspective du moindre mal, ces femmes sont sacrifiées pour un bien supérieur, l'ordre public. Souvent, en effet, c'est la permanence des viols par bandes organisées qui amène les municipalités à se poser la question d'organiser la prostitution afin de canaliser l'agressivité sexuelle des célibataires. Pour les femmes perdues, l'idéal serait qu'après avoir rempli un temps leurs fonctions, elles se repentent, et sauvent leurs âmes, comme Marie-Madeleine, en référence à la parole de Jésus. Dans l'esprit de l'époque, les prostituées ne sont donc pas marginalisées, mais bien intégrées dans une société où elles ont leur rôle à jouer. Dans les fabliaux, ces contes pour rire du Moyen Âge, les prostituées sont complices des autres femmes et les aident à se venger des prétendus séducteurs.

Les prostituées le sont pour des raisons financières, parce qu'elles ne trouvent pas de travail : tel est le cas pour les étrangères à la ville, les migrantes venant de la campagne, les filles exclues du système matrimonial parce qu'elles ont été violées, parce qu'elles sont des servantes engrossées et chassées, parce qu'elles sont veuves ou abandonnées sans ressources. Mais il existe aussi une prostitution moins miséreuse, de femmes qui reçoivent discrètement chez elles des hommes de bonne condition, et que le voisinage tolère plus ou moins bien.

Les pratiques sexuelles, pour ce que l'on peut en savoir, semblent être communément orales, anales, manuelles et interfémorales, les femmes fuyant le rapport vaginal pour des raisons contraceptives.

À partir du milieu du XVIè siècle, la tendance à organiser la prostitution se renverse et les fermetures des maisons se généralisent dans toute l'Europe, en pays réformés comme en pays catholiques. En France, l'ordonnance de proscription date de 1560. À partir de ce moment, la prostitution sera pourchassée, mais comme les actions seront plus ou moins sévères et plus ou moins persévérantes, suivant les époques, le phénomène va perdurer : il lui suffit de s'adapter, et de développer sa part clandestine.

3. La période moderne

Du XVIIè au XIXè siècle, la période moderne va donc être marquée par la volonté de lutter contre la prostitution. Parfois les mesures visent son éradication, par l'emprisonnement ou le bannissement. Mais beaucoup de ces mesures sont assez vite oubliées ou même pas du tout appliquées. Certains comportements sont nouveaux : des asiles s'ouvrent pour les femmes repenties, que vont bientôt rejoindre celles que l'on considère comme risquant de tomber dans la prostitution parce que pauvres et célibataires. Des ordonnances précisaient même de n'admettre que les jolies filles, les laides " n'ayant pas à craindre pour leur honneur ". L'Angleterre, puis l'Espagne, créent de tels établissements. En 1658, Louis XIV ordonne d'emprisonner à la Salpêtrière toutes les femmes coupables de prostitution, fornication ou adultère, jusqu'à ce que les prêtres ou les religieuses responsables estiment qu'elles se sont repenties et ont changé. (Entre parenthèses, c'est alors la première fois en Europe que la prison sert de punition : elle ne servait auparavant que pour garder les accusés jusqu'à leur procès ou les condamnés jusqu'à leur départ pour l'exil ou le bagne).

L'Angleterre va commencer à déporter aux Antilles les filles des maisons fermées : elles seront 400 après la fermeture des maisons de Londres en 1650 ; on estime à 10 000 celles qui rejoindront de force l'Amérique de 1700 à 1780.

L'aristocratie européenne semble particulièrement violente dans sa façon de vivre la sexualité et, contrairement au Moyen Âge, on a pour ces siècles des récits de brutalité dans les établissements où orgies, coups, flagellation, débauche de mineurs sont le quotidien. Mais la société dans son ensemble est aussi caractérisée par la violence sexuelle, et dans les campagnes comme dans les villes des bandes organisées attaquent toujours les femmes isolées pour des viols collectifs accompagnés de sévices divers.

À la veille de la Révolution française, on évalue à 30 000 les simples prostituées de Paris, et à 10 000 les prostituées de luxe ; à Londres, elles seraient 50 000. Preuve de l'échec des mesures de répression.

C'est pourquoi le Directoire, puis Napoléon, ainsi que l'ensemble des responsables européens, vont codifier à nouveau l'organisation des maisons de tolérance.

4. Le XIXè siècle

La prostitution du XIXè siècle peut se voir caractériser par l'opposition entre la place importante et officielle qu'elle tient dans la société, d'une part, et l'horreur de l'esclavage - avec tous les maux qui lui sont liés - où elle fait tomber et maintient les personnes, d'autre part.

Une place importante et officielle :

Le bordel du XIXè siècle " était un endroit de détente aussi ordinaire et naturel qu'un autre ". Il est partie intégrante de la vie sociale, les hommes d'affaires respectables ou les jeunes gens s'y rencontrent habituellement et sans devoir se cacher. Les écoliers ont pris l'habitude de s'y rendre, et ils les monopolisent pour eux les jeudis après-midi et pendant les vacances scolaires. On a une lettre de Proust adolescent demandant à son grand-père de l'argent de poche pour pouvoir se rendre dans l'un d'entre eux. À Paris, ils sont environ 200 établissements officiels, sous le contrôle de la police et des médecins, au milieu du siècle, mais seulement une soixantaine à la fin, par suite de la multiplication des bordels clandestins qui compteront alors 15 000 prostituées. De 1870 à 1900 environ il y a 155 000 femmes officiellement déclarées comme prostituées, mais la police en a arrêté pendant la même période 725 000 autres pour prostitution clandestine. Au point qu'en 1911, le préfet de police Lépine autorisait des " maisons de rendez-vous " où les prostituées ne vivent pas, mais où elles viennent seulement pour travailler. À côté de ces maisons, pullulent les brasseries qui sont des cafés à serveuses " montantes " : 115 à Paris dans les mêmes années. Sans compter les parfumeries, ou les instituts de bains et de massage. La police estime à 40 000 clients par jour la fréquentation des diverses maisons, ce qui équivaudrait à dire que le quart des hommes parisiens avait des relations avec les prostituées.

Pour les étrangers, les bordels parisiens ont aussi à cette époque la réputation de rivaliser entre eux pour offrir une spécialisation dans toutes les sortes de jeux sexuels que l'on pouvait imaginer. Ils sont en tout cas des lieux de plaisir et de raffinement érotique.

Une place importante, c'était la première caractéristique.

La seconde, c'est le caractère inhumain d'un réel esclavage.

Les prostituées sont recrutées parmi les filles venues travailler en ville et marginalisée par le chômage ou les grossesses, comme de tout temps. Le XIXè siècle semble pourtant avoir organisé le recrutement des femmes d'une façon plus systématique et plus brutale que les siècles antérieurs. Les difficultés économiques de la naissance de la civilisation industrielle créent une misère extrêmement importante. En 1876 il y a à Londres 20 000 enfants à la rue dont les filles n'ont que la prostitution pour survivre. Les très jeunes filles prises comme ouvrières de manufacture, fleuristes ou domestiques sont repérées par des bandes - voyous des bas quartiers ou riches débauchés d'ailleurs - qui vont les amener à se prostituer, de gré ou de force.

Le trafic de femmes s'organise et atteint une telle ampleur qu'on le nomme " traite des blanches " par parallélisme avec la traite des noirs. Ce trafic est local, pour offrir une fillette vierge à tel amateur prêt à payer un bon prix. Il devient national quand des rabatteurs se spécialisent pour rechercher dans tout le pays de quoi alimenter les maisons des villes ou de la capitale. À Londres, 400 personnes gagnent leur vie à recruter des filles de 11 à 15 ans. En fréquentant les terrains de jeux, les sorties d'école, les fêtes foraines ; en se déguisant, même en pasteur parfois ; en simulant l'amour et en promettant le mariage, on arrivait à faire venir en ville la jeune fille visée. L'entraîner dans des visites, l'emmener au spectacle, la faire boire pour la conduire finalement au client était l'étape suivante. Le lendemain, dégrisée et honteuse, la jeune fille a peu de chance d'être capable de se révolter et de s'enfuir. L'interview d'un responsable de la police londonienne en 1885 montre que les autorités sont conscientes du problème, mais ne savent comment y remédier : " vous voulez vraiment dire qu'il se produit constamment à Londres des viols de vierges non consentantes que les propriétaires de lupanars procurent à des riches clients à tant la tête ? demande le journaliste. - C'est exactement cela, répond le policier. Le doute n'est pas permis. "

Ce trafic s'est aussi développé au niveau international. Le flot d'immigrants venant d'Écosse, d'Irlande et d'Europe continentale, et débarquant en Amérique, offre une source très abondante : 2000 jeunes filles disparaissent chaque année à New York. " La Grande-Bretagne, la France, l'Allemagne, la Scandinavie, l'Europe de l'Est, tous les pays s'activent dans un commerce très fructueux. Singapour a des bordels qui offrent des prostituées japonaises, chinoises, autrichiennes, allemandes et françaises de 10 à 20 ans. On trouvait de petites américaines à Hong Kong, au Siam, à Calcutta. Des fillettes anglaises d'âge scolaire transitaient par les États-Unis pour aller alimenter les lupanars d'Amérique du Sud, notamment à Buenos-Aires. Des fillettes et des adolescentes allemandes étaient envoyées en Argentine et en Uruguay, tandis que d'autres allaient à l'abattage en Prusse, en Pologne et en Russie. De tels déplacements de population n'auraient jamais pu avoir lieu s'ils n'avaient été tolérés et même protégés par les autorités des différents pays concernés ".

5. La situation contemporaine

Dans l'Europe d'aujourd'hui, on voit s'opposer deux conceptions de la prostitution, qui dépendent de la réponse à une question préalable : la prostitution est-elle une forme d'exploitation qui doit être abolie, ou est-elle une activité comme une autre qu'il suffit de réglementer ? Abolitionnisme et réglementarisme sont donc les deux façons pour les états de réagir à l'existence de la prostitution.

Nous avons vu que dans notre civilisation méditerranéenne et européenne la réglementation a été chronologiquement la première attitude, depuis les premiers temps historiques, jusqu'à ce que le christianisme et l'arrivée d'empereurs chrétiens à la tête de l'empire romain provoquent des mesures abolitionnistes. Celles-ci, malgré leur inefficacité patente, sont maintenues jusqu'au XIIè siècle, époque où les réglementations renaissent et finissent par se généraliser. Au XVIè siècle, les mesures abolitionnistes réapparaissent dans toute l'Europe. Elles vont être à nouveau remplacées par des réglementations au XIXè siècle. Aujourd'hui, les résultats les plus aboutis de la logique réglementariste se trouvent dans les législations des Pays-Bas et de l'Allemagne. L'Autriche et la Suisse sont les deux autres pays réglementaristes, la Grèce présentant une situation intermédiaire. Les autres pays sont abolitionnistes. Ils refusent toute réglementation qui ne peut que cautionner l'existence de la prostitution. L'abolitionnisme moderne naît dans la Grande-Bretagne victorienne de la fin du XIXè siècle, avec les combats de Joséphine Butler. Il a conquis la majorité des pays européens. La France, qui a été le pays d'origine du réglementarisme, change d'orientation en 1946 avec la loi " Marthe Richard " et devient le pays le plus engagé contre les réglementations dans les instances internationales.

Les raisonnements des deux camps en présence s'opposent sur le fond même de la problématique. Pour les abolitionnistes, la prostitution est une atteinte à la dignité humaine, et la personne prostituée est une victime. Pour les réglementaristes, les prostituées sont des travailleuses sexuelles et la prostitution une activité que l'état doit réguler comme toutes les autres, c'est-à-dire en protégeant les droits des travailleurs de même qu'en prévenant et en limitant les abus des employeurs.

Afin de justifier leur point de vue, les réglementaristes ont développé au XXè siècle l'idée qu'il faut distinguer une prostitution " libre " d'une prostitution " forcée ". L'État n'aurait pas à intervenir, s'il veut respecter les libertés individuelles, dans le choix par un citoyen des moyens de gagner sa vie. Il doit simplement garantir la liberté de choix, donc établir des lois punissant la contrainte, la violence, le trafic des personnes : forcer une personne à se prostituer est un délit, mais organiser les moyens nécessaires à ce qu'une personne qui le désire puisse se prostituer dans des conditions de sécurité et d'hygiène égales à celles des autres travailleurs du pays ne serait pas condamnable.

Ce que l'on peut reprocher à cette thèse, c'est que sa mise en oeuvre n'a pas fait cesser la prostitution clandestine (celle de prostituées immigrées sans permis de séjour) et qu'elle ne permet pas de gérer la contrainte imposée aux prostituées : tout gérant de maisons de prostitution, tout proxénète affirmera que les personnes sont libres. Et de fait les prostituées pourront difficilement se révolter contre les contraintes quand celles-ci consistent à droguer de force, à rosser, à mutiler ou à tuer pour l'exemple, à user de chantage en menaçant de mort des membres de la famille. Les réglementations ont donc échoué dans leur objectif de mettre en place une prostitution " propre ", où tout est transparent et respectueux des lois générales du pays.

Le problème le plus grave, qu'elles ne permettent pas de combattre, et qu'elles nourrissent même par l'appel de personnel qu'elles génèrent, est la réapparition et le développement de la traite des blanches. L'Asie du Sud-Est (Thaïlande et Philippines), puis l'Amérique latine (Brésil, Colombie, République Dominicaine), l'Afrique (Ghana et Libéria) ont été les grandes pourvoyeuses de prostituées à l'Europe à la fin du XXè siècle : 700 000 ghanéens ont débarqué en Europe dans les années 80 ! Les pays pauvres de l'Europe de l'Est, ceux qui sont le plus désorganisés socialement, ont pris la relève : l'Ukraine, la Russie, la Biélo-Russie, la Roumanie, tout particulièrement. " Les prétendus réseaux d'artistes de cabaret, ainsi que les réseaux liés à la grande criminalité internationale, aux migrations de réfugiés et aux minorités ethniques constituent des filières qui assurent le recrutement, le transport et l'installation des filles " (mafias russes ou albanaises, par exemple). Les chiffres sont éloquents : 500 000 femmes russes exportées en dix ans (1989-1999), un trafic européen de traite des femmes qui concerne bon an mal an de 120 000 à 500 000 personnes ces derniers temps.


Conclusion

Joséphine Butler l'avait déjà remarqué en 1870 : " les jeunes filles se trouvent à la merci d'une société qui leur refusait toit, nourriture, travail, respectabilité et même pitié. Elles n'avaient plus qu'à vendre leur corps. Donc, il est extrêmement rare que l'on choisisse d'exercer la prostitution ".

Aujourd'hui, les observateurs établissent le même constat : " parmi les victimes de la prostitution, bien peu sont consentantes ".
Ajoutée aux échecs de la démarche réglementariste, cette évidence que la prostitution " libre " est très minoritaire devrait nourrir la motivation de tous les pays abolitionnistes.


D'après :

FONDATION SELLES, La Prostitution adulte en Europe, Érès, Paris, 2002.

WIESNER-HANKS Merry E., Christianity and Sexuality in the Early Modern World, Routledge, London, 2000.

RUSH F., Le Secret le mieux gardé : l'exploitation sexuelle des enfants, Denoël-Gonthier, Paris 1980 (1983).

SOLÉ J., L'Amour en Occident à l'époque moderne, Éditions Complexes, 1984 (Albin Michel, 1976).

ZELDIN TH., Histoire des passions françaises, 1848-1945, tome I, Ambition et Amour, Seuil, Points-Histoire, 1978.

Paris, 2005

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