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L'avortement et moi

Et les souvenirs m'ont envahi.

J'avais oublié cette tranche de ma vie, la première année à la fac de Lettres et ce groupe d'étudiants avec qui j'ai vécu une parenthèse étrange. Je n'ai plus aucune idée de la façon dont je les ai connus, mais je me revois à des réunions dans l'appartement d'une fille du groupe, ou sur le boulevard au pied du Peyrou, arrêtés par la police en rentrant tard le soir, en ces temps troubles d'après Évian ; les discussions avec les agents, qui désiraient emmener au poste les jeunes filles, parce qu'elles n'avaient pas leurs papiers sur elles, et nous, les garçons, qui ne voulions pas les abandonner, et qui demandions à être embarqués aussi…

Des bribes du passé qui ressurgissent. Cette étudiante qui m'explique calmement que son avenir dépend des autres, du fait qu'il se présentera ou pas un homme qui aura envie de l'épouser, première pierre dans la construction de ma compréhension de la condition féminine. Et cette visite chez les parents de l'un des nôtres mort d'une chute en montagne, et l'impuissance devant la douleur d'une mère.

Et ceux qui étaient en médecine, celle qui m'expliquait qu'elle travaillait une thèse sur l'usage du préservatif, dont on ne pouvait pas parler publiquement alors, des confidences de patients qui lui donnaient des détails, des problèmes de contraception qui pourrissaient la vie de nombreuses femmes et de nombreux couples.

Puis, c'est vrai, ils nous ont embarqués dans la préparation d'une conférence sur la méthode des températures, seul biais pour pouvoir aborder en public le sujet de la régularisation des naissances, et encore, dans le cadre de la faculté de médecine, en affichant une orientation de formation médicale. Je me revois distribuant des programmes devant les restaurants universitaires, insistant sur le côté médical, mais aussi sur l'ouverture à tous. Et le grand patron parisien, dans l'amphi bondé, moi à l'enregistrement de la conférence.

Je ne savais pas alors que j'allais être pris dans une aventure sans fin, que cette sensibilisation au problème de la maîtrise des grossesses allait m'amener à lire sur l'avortement, à vivre ce qui se révélera un des bouleversements majeurs de la société.

Je crois que c'est Marcelle Auclair, Le Livre noir de l'avortement, qui m'a initié. Je vérifie, le livre a paru en 1962, et moi je l'ai acheté en 1963. C'était bien cette année-là, où j'étais dans ce groupe, j'avais vingt ans. Et l'étudiante thésarde a dû être celle qui m'a parlé la première de l'habitude des médecins amenés à faire des curetages aux femmes hospitalisées après des avortements de les pratiquer sans anesthésie afin que ces femmes comprennent bien leur douleur et ne recommencent pas. Elle voulait me faire partager sa répulsion devant le comportement de confrères qui s'arrogeaient le droit de juger et de punir, d'agir à l'encontre de leur serment : « Je ferai tout pour soulager les souffrances », ont-ils promis, mais aussi : « Je respecterai toutes les personnes, leur autonomie et leur volonté, sans aucune discrimination selon leur état ou leurs convictions ». Bien avant la lecture de Céline, des fondements des premiers éléments structurant ma vie se fissuraient, mes références d'idéal forgées par les romans de Cronin ou de Soubiran s'avéraient douteuses. J'ai retrouvé la même accusation chez Gisèle Halimi, torturée de la même façon après son avortement, mais qui s'est servie de cette épreuve pour nourrir l'énergie de son combat en faveur des femmes. Une gynécologue, Hélène Michel-Wolfromm, confrontée aux mêmes comportements odieux, raconte, en 1970, qu'ils ont aussi été la cause de son engagement : « Le souvenir le plus vif de mon premier séjour dans un service d'obstétrique, en 1936, est celui de longues causeries avec les avortées. J'aimais ces jours de garde où, après l'agitation des matinées opératoires, assise au chevet des malades, je perdais du temps. Perdre du temps ? Non. L'histoire de ces femmes m'obsédait. Elles étaient méprisées par les infirmières, qui, elles aussi, se faisaient parfois avorter, mais plus proprement. Dans le service, de par la volonté sadique du patron, on curetait les femmes à vif, sans anesthésie, dans l'espoir fallacieux de leur ôter l'envie de recommencer. Malgré nos efforts, avant l'ère des sulfamides et des antibiotiques, beaucoup mouraient. D'ores et déjà, j'étais décidée à lutter contre les conséquences absurdes de la loi de juillet 1920 qui confond avortement et contraception... » (Cette Chose-là, Grasset). Bien des années plus tard, j'ai rencontré des confrères qui m'ont expliqué surdoser la prescription de « pilules du lendemain », afin d'augmenter les effets secondaires douloureux, toujours pour punir les femmes et leur « ôter l'envie de recommencer ». Quand les femmes ont fini par se révolter contre les agissements machistes de trop nombreux hommes, j'étais déjà convaincu depuis des lustres du bien-fondé de leur cause.

J'ai donc relu ce passage du livre de la gynécologue, et cela m'a fait tout drôle. Ce serait elle qui m'aurait donné l'idée de « perdre mon temps » à l'hôpital, en venant, dans les moments de creux, bavarder au chevet des hospitalisés, les amener à parler de leurs appréhensions, leur donner des explications, partager leurs sentiments les plus intimes. Des flashes me reviennent. Des bouffées d'émotions. Celle qui allait être opérée d'un cancer du col, et qui était terrifiée (à tort) à l'idée de ne plus pouvoir avoir de rapports, et, à trente ans, d'imposer cela à son mari. Celle qui, quelque temps après un sérieux accident de voiture, venait de subir une ablation des seins, et qui me confiait que, le soir, en se couchant après avoir rangé ses prothèses de jambe, de bras et de seins dans le placard, elle ne pouvait pas s'empêcher de se demander où elle était vraiment, dans le lit ou dans le tiroir ? Dans le même service, celle qui expliquait que vers quarante ans son mari avait eu un accident à la mine et était demeuré paraplégique, en fauteuil roulant, impuissant : elle était restée à ses côtés bien que persuadée que lui, dans la situation inverse, serait parti, et, pour lui sauver la face devant les copains, entrait dans son jeu d'allusions à une vie sexuelle intense. Alors qu'elle n'en pouvait plus de frustration, qu'elle matait son corps par de longues marches en forêt, que, souvent, elle hurlait aux arbres sa rage de ne plus être pénétrée. Et la jeune mère de trois enfants qui fait une fausse tentative de suicide pour enfin pouvoir être entendue, elle dont le mari se dit impuissant après deux ablations de testicules, et lui refuse toute vie sexuelle : « Docteur, c'est quand même pas avec ses testicules qu'il me faisait l'amour. Il a toujours ce qu'il faut. Dites-moi qu'il peut toujours bander ! »

Je relis ce paragraphe de souvenirs, et je suis frappé par deux choses : il s'agit uniquement de femmes, et leurs inquiétudes sont sexuelles. Pourtant je me revois au chevet d'autant d'hommes, mais je n'ai plus aucun souvenir de ce qu'ils m'ont dit. Et, alors que ces échanges se sont passés plusieurs années avant que j'entende parler de sexologie, je me rends compte que je n'ai retenu que des anecdotes portant sur la vie sexuelle. Quelle conclusion en tirer ?

En tout cas, je dois ajouter madame Hélène Michel-Wolfromm à la liste de ceux dont j'ai conscience qu'ils ont joué un rôle dans ma vie. Et cela me plaît bien.

Je ne sais pas si je serais capable d'effectuer comme Françoise Giroud un récapitulatif des dettes que j'ai contractées et des personnes envers qui je suis redevable de ce que je suis. Mais, en souvenir de Marcelle Auclair, de Gisèle Halimi, d'Hélène Michel-Wolfromm et des jeunes femmes médecins de mes vingt ans, je me dois d'écrire quelque chose, comme si j'avais une dette à apurer, comme si, alors qu'elles sont ou doivent être logiquement toutes mortes, je leur devais ce rappel de mémoire, ce merci pour m'avoir ouvert le cœur et embelli la vie. Comme si j'avais envie qu'elles sachent que je les ai écoutées et que j'ai essayé d'être à la hauteur de leur message.

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